A lire avant d’écouter la dernière conférence du cycle “Ars Industrialis” à BONLIEU SCENE NATIONALE
CONFÉRENCE de Franck CORMERAIS
“Les institutions de l’économie contributive”
vendredi 31 mars à 18h30 (voir dans nos prochains rendez-vous)
Bernard STIEGLER L’emploi est mort, vive le travail ! entretien avec Ariel KYROU
Editions Mille et une nuits 2015 ; 3,50 €
Voir aussi l’entretien sur le site :
www.culturemobile.net
Bernard STIEGLER est philosophe. Il vient de publier : la société automatique (1) l’avenir du travail (Fayard 2015)
Ariel KYROU est essayiste, rédacteur en chef du site « Culture Mobile ». Dernier ouvrage, avec Mounir FATMI : « Ceci n’est pas un blasphème » (Acte sud 2015)
Présentation
L’automatisation, liée à l’économie des data, va déferler sur tous les secteurs de l’économie mondiale. Dans vingt ans, pas un n’aura été épargné. Les hommes politiques sont tétanisés par cette transformation imminente, qui va marquer le déclin de l’emploi, et donc du salariat. Faut-il s’en alarmer ? n’est-ce pas aussi une vrai bonne nouvelle ? Et si oui, à quelles conditions ?
Dans un dialogue politique et prospectif avec Ariel Kyriou, Bernard Stiegler s’emploie à pense le phénomène. La question de la production de valeur et de sa redistribution hors salaire se pose à neuf. Toute notre économie est à reconstruire, et c’est l’occasion d’opérer une transition de la société consumériste vers une société contributive.
Cela suppose de repenser le travail de fond en comble pour le réinventer, comme production de différences redonnant son vrai sens à la richesse. Dans l’Anthropocène que domine l’entropie, et qui annonce la fin de la planète habitable, le travail réinventé doit inaugurer l’ère du « Néguanthropocène », où la « néguanthropie » devient le critère de la valeur au service d’une tout autre économie.
Extraits (pris sur le site culturemobile.net)
La société du tout jetable est déprimante
La dépression, les gens ne l’avouent pas. Pour se soigner de ce genre de dépression, il n’y a pas d’autre solution que de concevoir et réaliser un avenir au-delà de la jetabilité qui est la négation même de l’avenir – la première période de la destruction créatrice, jusque les années 1970, ne reposait d’ailleurs pas sur le jetable…
De la « destruction créatrice» à «l’économie de l’incurie»
Il fait ici référence à ce que l’économiste Joseph Schumpeter appelait, il y a presque un siècle, «la destruction créatrice», soit la capacité du système capitaliste à se renouveler pour augmenter ses gains de productivité, à se réinventer sans cesse grâce à l’innovation et au modèle consumériste. Or, selon Bernard Stiegler, la révolution conservatrice de la fin des années 1970 et du début des années 1980, en séparant le capitalisme financier du capitalisme industriel, a cassé ce mécanisme de renaissance permanente :
La destruction, qui était autrefois créatrice, qui a permis de développer une véritable prospérité, d’abord américaine, puis européenne, puis planétaire, détruit désormais les systèmes sociaux, les structures sociales, les environnements naturels, les environnements mentaux, etc.
La « destruction créatrice» et l’État providence mis en place ensuite par Keynes et Roosevelt autour de 1933, pour répondre à la crise et permettre le partage de la richesse, notamment par la transformation des prolétaires en consommateurs, est donc décédée.
Ce système a muté en une «économie de l’incurie», synonyme de «jetabilité et poubellisation généralisées, y compris des emplois et donc du pouvoir d’achat».
L’automatisation, oui ! Mais sans alimenter l’incurie !
Or les nouvelles technologies, laissées à l’incurie, sont-elles aussi terriblement toxiques. Qu’elles éliminent l’emploi, l’offrant à des robots bien plus performants en matière d’automatisation ? Là n’est pas le problème. Que les emplois mécaniques soient occupés par des machines ! Et que les êtres humains « supervisent » et surtout se chargent de briser les cadres et d’outrepasser les routines !
Mais il y a de quoi s’alarmer, car les nouvelles technologies sont aussi un pharmakon, à la fois poison et remède : sans un système de soin, uniquement utilisées à des fins de marketing et de profit à court terme, elles tuent lentement et sûrement corps et âmes, deviennent de redoutables auxiliaires de notre prolétarisation, c’est-à-dire du dynamitage organisé de nos savoirs, savoir-faire et savoir vivre.
Sans une véritable attention et ce que Stiegler appelle une « thérapeutique politique », ce nouveau monde numérique nous transforme en machines incapables d’improvisation, en «pronétaires» abonnés aux micro-tâches comme «liker» des milliers de fois la même page de marque. Car pour qui sait s’y prendre et bien utiliser leurs vertus, les robots en tous genre peuvent bien au contraire nourrir nos savoirs, savoir-faire et savoir vivre, à l’instar du logiciel libre, d’aréopages contributifs à la mode Wikipédia ou de certains projets d’économie collaborative.
Enterrer l’emploi pour mieux faire vivre le travail
Pourquoi, dès lors, se lancer au nom de l’emploi dans une guerre sans lendemain contre les tsunamis de l’automatisation ? Pourquoi faudrait-il créer à tout prix des emplois ineptes pour lutter contre le chômage, dernier credo auquel s’accroche une classe politique agonisante, incapable de changer de braquet pour répondre à une crise totale, qui débute à peine ?
Stiegler, pour le coup, est d’une magistrale radicalité : le décès de l’emploi, c’est aussi le décès du chômage. Que l’emploi meurt pour que vive le travail ! A charge pour nous de bâtir un nouveau modèle économique, dont le salaire ne serait plus le cœur…
Là se situe le talent du philosophe : réussir à ébranler les clichés les mieux implanter en nos têtes et celles de nos décideurs. A la poubelle l’obsession de l’emploi !
Son programme ? Mais il n’y a pas de programme. Juste un état des lieux à faire, un état de l’art à mener avec lesdits partenaires sociaux et autres décideurs, en s’appuyant sur tous ces chercheurs qui, eux, « travaillent » encore le corps de notre économie, de notre société, de notre époque. Puis il y aura des zones franches à créer, pour expérimenter, par exemple la transformation du pouvoir d’achat en savoir d’achat, l’extension à tous du statut des intermittents du spectacle ou encore la création non d’un revenu d’existence mais d ‘un « revenu contributif ».
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