Dans un rapport publié mercredi 5 novembre, l’ONG détaille les multiples entraves rencontrées par les travailleurs étrangers lors du renouvellement de leurs titres de séjour, et appelle à une réforme du système. (Article du Monde du 5 novembre 2025)
Dans son petit appartement meublé chichement d’objets de récupération disparates, Nadia, 45 ans, une pile de courriers adressés à la préfecture du Val-de-Marne, devant elle, dresse un bilan douloureux de ces dernières années. « Moi, j’ai toujours suivi mon chemin, c’est l’Etat qui m’a fait dérailler », résume-t-elle. Son parcours est symbolique de ceux qu’a compilés Amnesty International dans un rapport publié mercredi 5 novembre. Il démontre comment la brièveté des titres de séjour, mais aussi la montagne de difficultés pour les faire renouveler en préfecture, « fabrique la précarité » de travailleurs étrangers légaux, y compris dans les métiers en tension.
Titulaire, depuis 2015, d’un diplôme d’auxiliaire de vie – un secteur confronté à une forte pénurie de main-d’œuvre – et mère d’une fille de 11 ans qu’elle élève seule, Nadia (tous les prénoms ont été modifiés à la demande des intéressés) a longtemps travaillé pour un centre communal d’action sociale. Ivoirienne, elle a eu plusieurs cartes de séjour d’un an, puis de deux, puis de trois. En 2020, comme tous les travailleurs « essentiels », elle est restée à son poste pendant les confinements.
Au printemps 2022, six mois avant l’expiration de son titre, elle dépose en ligne sa demande de renouvellement. Puis plus de nouvelles. A l’automne, inquiète, elle tente de contacter la préfecture. « Par téléphone, on tombe sur un message qui donne des renseignements pour faire les cartes grises, mais pas pour renouveler les titres de séjour,explique-t-elle. Je me suis présentée sur place, mais aujourd’hui tu ne peux plus rentrer, tout se fait en ligne. » Elle se met alors à envoyer mails et courriers frénétiquement, pour avoir des nouvelles de son titre ou au moins obtenir un récépissé pour continuer à travailler – c’est la pile devant elle. En vain.
« L’Etat fabrique de l’irrégularité ! »
Début 2023, son titre arrive à échéance. La voilà en situation irrégulière, et son employeur met fin à leur collaboration. « Plus de papiers, plus de travail ; plus de travail, plus de ressources »,résume-t-elle. Ses économies lui permettent un temps de continuer à payer son loyer, puis les dettes s’accumulent. « Nous allions aux Restos du cœur, au Secours populaire. Même payer l’assurance scolaire j’avais du mal. C’était vraiment très difficile,se souvient-elle. Mais tu ne peux pas te dire : “Cela ne marche pas, je vais voir ailleurs.” Car en face de toi, c’est l’Etat ! » Aidée par la Cimade, elle finit par attaquer l’Etat devant le tribunal administratif pour obtenir gain de cause. Elle a fini par recevoir, en avril, un titre de deux ans. Depuis, elle a retrouvé des heures de travail, mais doit encore rembourser de colossaux arriérés de loyer.
« L’Etat fabrique de l’irrégularité ! Une rupture de droits comme celle-ci, c’est une attaque directe des droits économiques, sociaux et culturels, qui sont des droits fondamentaux, s’indigne Diane Fogelman, chargée de plaidoyer migrations à Amnesty International. Ces dysfonctionnements ont déjà été largement dénoncés, mais rien ne change. L’Etat n’assume pas ses responsabilités, alors que la situation devient humainement intenable. »
Ces dysfonctionnements « systémiques » de l’administration chargée de la délivrance des cartes de séjour, constatés dans l’ensemble des préfectures, et leur impact disproportionné sur les droits des étrangers en France ont en effet été soulevés par la Défenseure des droits dans une dizaine de rapports et avis au Parlement depuis 2016, mais aussi par la Cour des comptes dans trois rapports depuis 2020 et par le Conseil d’Etat en 2018 et 2024 dans ses avis sur deux projets de loi relatifs à l’immigration. Dix organisations ont même attaqué l’Etat en avril pour « carence fautive ».
Sur les 871 020 cartes de séjour renouvelées en 2024, 22 % l’ont été pour motif économique (37 % pour motif familial). Et 49 093 des 343 024 premières cartes de séjour qui ont été délivrées sont des titres « salarié », « travailleur temporaire » ou « travailleur saisonnier ».
« Prise au piège »
L’organisation non gouvernementale met en outre en évidence la façon dont cette « précarité » administrative ouvre la voie à des abus, en rendant ces travailleurs étrangers « corvéables à merci ». C’est ainsi parce qu’elle a peur de « perdre tous [s]es droits » que Célia, Colombienne de 41 ans, en France depuis 2016, n’ose pas quitter l’entreprise d’aide à domicile qui l’emploie. « On me demande de faire des tâches que je ne devrais pas faire, je me suis blessée en donnant une douche à une personne très lourde,raconte-t-elle. Et on me confie les cas les plus difficiles, des personnes qui vivent dans des conditions déplorables. » Elle constate aussi que certaines heures ne sont pas payées au bon taux horaire. « Mais si je me plains, l’employeur me dit : “N’oubliez pas que vous avez besoin de travailler pour renouveler vos papiers”,continue-t-elle, au bord des larmes. Je me sens prise au piège. »
« Ces abus sont certes commis directement par des employeurs (…). Mais in fine, la responsabilité de l’Etat français est particulièrement mise en cause », insiste le rapport, qui évoque, entre autres, des vols de salaire, des tâches sans rapport avec le contrat de travail, des conditions de travail dangereuses et des cas de violences et de harcèlement.
Mais il y a aussi la complexité des procédures. Chaque nouvel employeur d’un salarié étranger doit notamment faire une demande d’autorisation de travail auprès de l’administration. En France depuis 2018, Jean-Louis, Sénégalais de 34 ans qui a, lui aussi, vu sa carte de séjour se périmer alors qu’il attendait une réponse de la préfecture, a fini par recevoir, après deux ans de galère, une carte de séjour d’un an. « Mais avec ça, tu ne peux rien faire !, estime-t-il. Dans les entretiens, dès que j’évoquais la demande d’autorisation de travail, les employeurs changeaient de tête. Ils me disaient : “C’est trop de paperasse pour quelqu’un dont le titre va expirer dans quelques mois, j’ai une boîte à faire tourner.” » Or, cette multiplication de cartes de séjour courtes participe justement à l’engorgement de l’administration chargée du renouvellement, souligne Amnesty.
Des situations « absurdes »
Alors qu’il est diplômé d’un master 2 en gestion des territoires et développement local, Jean-Louis a, pour le moment, renoncé à chercher un emploi en lien avec ses compétences. « Quand tu disposes de si peu de temps, tu trouves plus facilement en tant qu’agent de sécurité », explique-t-il.
C’est comme ça qu’il a pu renouveler son titre en septembre, recevant cette fois une carte de séjour de quatre ans. Il vient d’être embauché en CDI comme agent d’exploitation d’un parking. « Je suis un genre de gardien, je renseigne les clients. Mais si des sans-abri ont fait leurs besoins dans un coin, je nettoie, j’ai pas le choix. C’est pas le paradis, mais on respecte mes horaires et le salaire tombe à l’heure. J’ai connu tellement pire que, pour moi, c’est le Saint Graal »,lance-t-il en souriant.
« Ces situations sont absurdes, insiste Diane Fogelman. Cela montre bien que le système est dysfonctionnel à tout point de vue. Simplifier les procédures et permettre une stabilité de ces salariés serait bénéfique pour tout le monde : ces travailleurs, leurs employeurs et l’administration. »