Nous publions une nouvelle chronique « Géopolitique du risque » dans le cadre de la chaire dirigée par J. Peter Burgess (École normale supérieure), en partenariat avec le Fonds Axa pour la recherche.
Chercheuse (Post-doc) Chaire de Géopolitique du risque, École Normale Supérieure (ENS)
Professeur, philosophe et politologue, École Normale Supérieure (ENS)
Le 25 septembre, l’Assemblée nationale française a entamé l’examen d’un énième texte visant à lutter contre le terrorisme. Arguant une sortie de l’« état d’urgence », il semble pourtant se destiner à normaliser un certain nombre de dispositions relevant initialement d’une justice d’exception, affaiblissant nécessairement les principes démocratiques.
Le 25 septembre, l’Assemblée nationale française a entamé l’examen d’un énième texte visant à lutter contre le terrorisme. Arguant une sortie de l’« état d’urgence », il semble pourtant se destiner à normaliser un certain nombre de dispositions relevant initialement d’une justice d’exception, affaiblissant nécessairement les principes démocratiques.
Le terrorisme comme défi pour les sociétés démocratiques
Paris, Nice, Berlin, Barcelone, Londres… mais aussi Mossoul, Bagdad, Alep, Damas, Aden, Dacca, Gao : les attaques terroristes semblent se multiplier, occupant une place charnière dans l’imaginaire du grand public et suscitant des attentes de plus en plus aiguës envers la classe politique. Bien que les frappes soient plus fréquentes et plus meurtrières dans les pays d’Afrique, du Moyen-Orient ou d’Asie, la force des images instantanément transmises à travers les sociétés médiatisées de l’Occident rend leur violence inéluctable.
Malgré ces différences factuelles, toutes les sociétés affectées ont mis en place, à leur manière, des politiques visant à lutter contre le « terrorisme » : renforcement des équipements de surveillance ou des arsenaux militaires, prévention de la radicalisation ou bien encore recrutement de personnels de sécurité.
Pourtant, l’impact de cette inflation de mesures sécuritaires reste ambigu, voire contre-productif. Les moyens favorisés par les autorités pour lutter contre ceux qui menacent les institutions démocratiques sont, paradoxalement, ceux qui en suspendent la nature même de leurs principes et leurs pratiques. En renforçant les pouvoirs policiers, les libertés civiles se voient affaiblies et la transparence démocratique des institutions publiques réduite.
Ces régimes se retrouvent, par conséquent, en crise d’identité démocratique : jusqu’à quel point peut-on remettre en cause les principes démocratiques d’un État tout en en préservant leur essence ? Les principes libéraux démocratiques sont mis à l’épreuve par les choix politiques à adopter pour lutter efficacement contre le terrorisme.
La réaction politique américaine aux attentats du 11 septembre 2001 nous a appris un certain nombre de choses que le projet de loi actuellement discuté par l’Assemblée nationale, visant « à sortir de l’état d’urgence » en vigueur depuis les attentats du 13 novembre 2015 de Paris et Saint-Denis, semble ne pas avoir retenu : remettre en question l’« État de droit », concept fondamental de nos démocraties contemporaines, n’apporte pas forcément une plus grande sécurité. Au contraire : fragiliser le fonctionnement aussi bien institutionnel que symbolique de l’État de droit a pour conséquence d’introduire de nouveaux « risques », et de susciter donc plus d’insécurité.
L’incertitude comme objet de la politique
La « lutte contre le terrorisme » trouve sa spécificité dans la recherche et la conquête d’un objet qui n’est ni spécifique, ni identifié, qui n’existe peut-être même pas. Plus que d’autres objets, de par sa nature, le terrorisme opère une logique de peur, d’inquiétude ou d’angoisse. La terreur est un effet d’un acte passé. La menace, celui d’une attaque future, une attaque dont la forme ne peut qu’être objet de spéculation, voire de l’imagination. Si une attaque terroriste imminente repose sur des réalités et des faits, sa force politique repose sur l’imaginaire, sur la puissance de l’incertitude, qui génère alors de la peur.
C’est en ce sens que le basculement dans la sidération suite aux attaques terroristes en France ont permis de justifier, voire de légitimer la mise en place d’un état d’exception au sein de la société française. Le projet de loi tel qu’il devrait être adopté cette semaine, met en effet fin au régime d’« état d’urgence » mais pour en intégrer les principales mesures dans le droit commun. En « normalisant » le pas de côté fait par rapport à l’État de droit, le projet de loi souhaite adopter la stratégie de la normalisation de l’incertitude.
Il s’agit ici de considérer que tout est incertain : le texte proposé cherche à prémunir les autorités contre l’inconnu, l’imprévu, voire l’imprévisible. Ceci relève alors d’une « autre » forme de politique, celle du soupçon, de la crainte, de la présomption, de la méfiance.
L’insécurité de l’État de droit
La théorie politique nous apprend que la déclaration de l’état d’urgence est un passage vers la remise en question de la légitimité démocratique. Seul le souverain a l’autorité de le déclarer. L’état d’urgence décompose l’État en une sous-juridiction démocratique dans laquelle les pouvoirs législatif et juridique sont soumis au pouvoir exécutif, normalement de manière provisoire.
Il s’agit donc d’une crise particulière suite à laquelle certains pouvoirs politiques sont provisoirement dispensés des sauvegardes démocratiques garanties habituellement par l’État de droit. Rappelons que ce dernier désigne le respect du droit par les autorités publiques dans l’exercice des décisions politiques au nom du peuple, ainsi que la hiérarchisation de l’ordre juridique. Il est celui qui garantit cet équilibre si fragile entre liberté et sécurité dans un État démocratique.
Mais en normalisant certaines mesures de l’état d’urgence dans le droit commun, en sacrifiant un peu de « liberté » au profit de la « sécurité », on crée dans le même temps une insécurité dans l’État de droit. Si, au dire d’Eschyle, la vérité est la première victime de la guerre, il en est de même pour l’état d’urgence. La différence, c’est que l’ignorance ici est double. L’état d’urgence contraint également l’État à renoncer au contrat social, porteur du principe de la transparence démocratique, alors qu’il apparaît finalement être la seule base politique permettant de se prémunir des dangers à l’encontre des citoyens, même en ces temps d’incertitude.
Répondre au « risque terroriste » en en introduisant de nouveaux
Les systèmes démocratiques répondent à une structure organisationnelle étatique qui traditionnellement, aussi bien sur le plan juridique que philosophique, se doit de garantir la sécurité de ses citoyens. Or, en multipliant les dispositifs sécuritaires et en réduisant la transparence autour de leur gestion, la nature démocratique d’un régime se retrouve inévitablement remise en question, ou du moins fragilisé.
Plusieurs mesures du texte discuté actuellement par les députés français tendent à plus d’opacité dans la gestion de la sécurité intérieure. On peut ainsi noter, par exemple, que plusieurs décisions reposeront sur les choix plus ou moins arbitraires du préfet, dans la mesure où le texte reste parfois volontairement flou sur les motifs permettant de motiver une perquisition, une assignation à résidence ou bien la fermeture de « lieux de culte », là où le pouvoir judiciaire, en vertu de l’État de droit, intervenait en amont.
Avec ce nouveau projet de loi, l’État semble chercher à dépasser sa prérogative initiale pour glisser vers un système où l’on contrôle également les « éventualités » pouvant conduire à créer du risque. Le véritable danger devient alors le fait de basculer dans un type de société à la « Don Quichotte » dans laquelle on mobilise la bonne volonté du peuple pour faire face à tant de moulins.
En ciblant n’importe quelle personne, le terrorisme cherche à nuire à la société libérale (dans son sens philosophique) qui répond aux droits et libertés inhérentes au vivre-ensemble. En recourant à la suppression des principes et pratiques de cette même société libérale dans la « lutte contre le terrorisme », nous risquons de concéder la partie aux terroristes. La démocratie, comme la vie elle-même, est d’une précarité à ne pas sous-estimer.
Soyez le premier à commenter