Le conte du tonneau

Le conte du tonneau :

pour en finir avec l’imposture

de la démocratisation culturelle

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Claude Patriat  Professeur émérite de Science politique, Université de Bourgogne

Isabelle Mathieu Ingénieur de recherche, Sciences Information et Communication, associée à Cimeos, Université de Bourgogne

Il était une fois un vieux pays au passé prestigieux qui avait donné au monde l’ambition pour tous les hommes d’être libres et d’avoir les mêmes droits. À intervalles réguliers, ce pays s’offrait une saison débridée afin de choisir son roi ou sa reine. Et c’était alors grand remue-méninges pour promettre de faire mieux que ce qui n’avait pas été fait. On s’adressait au peuple tiré pour l’occasion de sa torpeur par le ban des élections, on le déclarait grand et beau, on envisageait même de lui rendre d’occasion le pouvoir qu’il voudrait bien prêter.

Une équipe bigarrée se réunissait donc autour d’un grand tonneau, sur le flanc duquel était inscrit en lettres d’or : « Demain, il fera beau ». Grâce à ce que certains nomment la révolution numérique, le fût était connecté à une foule de petits engins qui répercutaient, mieux que mille tambours à travers la savane, des propos vaguement habillés en propositions.

Il en résultait un spectacle aussi charmant que captivant. Les postulants, tout en lançant dans le tonneau le fruit de leur pensée, s’entretuaient chaleureusement : à gauche, on se disputait le monopole du maillot rose, chacun se prétendant le seul titulaire légitime ; à droite, on montrait du doigt les costumes, pendant qu’une fée maléfique s’excitait sur le gallixit.

Un tonneau sans fond

Il s’en dégageait aussi une étrange cacophonie : tous promettaient plus de sécurité, plus d’argent pour les pauvres, plus d’avenir pour les jeunes, plus ou moins de fonctionnaires et plus de policiers. Mais les chemins s’opposaient pour y parvenir : certains rêvaient d’un pays ouvert au monde, d’autres garantissaient le bonheur dans l’isolement, arguant que l’industrie des barbelés pourrait créer des emplois ; d’autres encore disaient vouloir rendre l’université gratuite, invitant ceux qui voulaient réussir leur vie à aller dans les Grandes Écoles ou dans les établissements privés ; certains enfin proposaient de multiplier par six le revenu des Français en remplaçant l’euro par le franc.

Toutefois cette agitation permanente restait sans grand effet : personne ne semblait prendre garde que les propositions tombaient tout droit dans le puits de l’indifférence rageuse ; que les paroles n’étaient pas entendues, ou pires, quand elles l’étaient, ne se voyaient pas crues. Détrempées dans l’eau croupie du lavage de linge sale en famille, elles en suscitaient le dégoût. Se croyant convié à participer à une œuvre démocratiquement majestueuse, le peuple assistait impuissant à un spectacle de farces et attrapes. Et la peur du vide remplaçait insidieusement l’espoir d’un changement.

Il faut dire que nos compères et commères avaient oublié de s’assurer que le tonneau disposait d’un fond : il n’en avait pas. Les yeux fixés sur le clapotis des sondages, ils oubliaient de regarder comment le niveau montait. Peut-être ne voulaient-ils pas voir vraiment ce que le bon peuple attendait d’eux. C’est pourtant le fond qui manquait le plus à celui-ci : que l’on dissipe son sentiment d’abandon, voire d’exclusion ; que cette peur lancinante du lendemain cesse de dégénérer en peur des autres ; que l’atmosphère de menace n’érode pas les valeurs partagées ; que la mondialisation implacable ne transforme pas leur univers en champ hostile.

Certes, on attendait des représentants de l’efficacité, dont on avait manqué, tous bords confondus, pendant des années. On voulait savoir de quoi demain serait fait. On était prêt à payer le prix des réformes nécessaires. Mais, avant tout, on avait soif de confiance. En soi d’abord ; dans les gouvernants ensuite. Et la confiance, cela n’existe pas sans boussole. Quand des diablotins agitent le miroir déformant d’une identité frelatée, il devient urgent de pouvoir se situer, de récupérer son espace et son passé.

De n’avoir pas compris que le pays traversait une crise culturelle profonde, les candidats à la magistrature dite suprême se sont placés devant un éventaire éventé. Et condamnés à parler dans le vide.

Insupportable rétrécissement de la culture

C’était en effet oublier que la seule manière de faire tenir ensemble les propositions, de donner du sens au projet, d’éviter la fuite continue par le fond, tenait à l’affirmation d’une assise, la culture. Pas n’importe quelle culture, pas cet insupportable rétrécissement à une sorte d’inconcevable Panthéon des grandes œuvres. Non, la culture vraie et entière, celle qui permet à chacun de comprendre pleinement le monde et d’y exercer sa vie. Comme si, disait déjà Antonin Artaud, il pouvait y avoir la culture d’un côté, la vie de l’autre !

Dans un monde empli des incertitudes et des déchirures d’une mutation sans précédent, seuls la conscience d’appartenir à une société et le partage de valeurs communes peuvent développer le sentiment de progrès. Car si l’évolution est un fait, le progrès est avant tout un sentiment. Ainsi comprise, la culture est la grande absente du débat. Certes, tous les candidats, tardivement, y consacrent un détour obligé. Mais à la mettre partout, on finit par ne la trouver nulle part.

Ce qui apparaît, c’est un lourd consensus afin de garder les mêmes lunettes de vue sur la question. Cela aboutit à bien regarder pour voir mal, à poursuivre dans l’erreur qui a déjà tué le ministère de la Culture. Partout, on chante la « culture pour tous » sans jamais s’assurer des attentes réelles. Quelle culture veut-on démocratiser ? Comment garantir le partage ? Faute d’être clair sur ces deux questions, on fonce tête baissée vers la fracture culturelle. Tous les prétendants sont atteints, y compris, hélas ! le jeune trublion dont la grande culture et la volonté de libérer les énergies créatrices permettaient d’espérer une rupture salutaire. Il ne suffit pas de prendre la mesure d’un problème : encore faut-il se donner les moyens appropriés pour le résoudre. Or, on tâtonne entre indigence et contresens.

Fin de règne chez Valois

Comment peut-on feindre d’ignorer que la démocratisation culturelle est non seulement un échec patent, mais aussi qu’elle repose sur un lourd malentendu ? Certes elle constitue, par son message de partage universel des valeurs, un horizon aussi nécessaire que respectable. Ce qui ne rend que plus douloureux son irrespect, et devrait conduire à renoncer aux impasses du passé, à admettre que l’on a pris les choses à l’envers.

On s’est en effet totalement enfermé dans une politique de l’offre artistique, en privilégiant les événements et les structures labellisées. Logique descendante, certes appropriée au monde de l’économie, mais dangereuse pour la culture, car elle peut rapidement devenir atrophiante et donc condescendante. Le moment est venu de la corriger par une politique de la demande, en écoutant les attentes sociales, en partant du territoire et en réactivant les réseaux d’acteurs de terrains, sans oublier, une fois de plus, ceux de l’Éducation populaire. De la corriger et non pas de la remplacer : il ne s’agit pas de jeter avec l’eau du bain le bébé de la démocratisation culturelle, mais de l’accompagner, de la compléter par ce que l’on appelait naguère « démocratie culturelle », qui se redéploie aujourd’hui sous les avatars de la culture dite « participative » ou « citoyenne ».

L’enjeu est ni plus ni moins de réussir, enfin, à opérer la nécessaire conciliation entre démocratisation et démocratie culturelles. Cela ne peut passer que par le développement d’actions transversales. Il faut d’urgence briser le mur longuement édifié entre art et culture, entre urbanisme et action sociale, entre tourisme culturel et économie solidaire, entre culture cultivée, culture de masse et culture populaire. Au plan local, bien sûr. Mais d’abord au plan central.

Inutile de prolonger l’agonie d’un ministère ensablé, châtelain appauvri dans une demeure historique, monopolisé par des artistes en quête de labels, astreint de consacrer l’essentiel de son maigre budget à des structures majoritairement parisiennes. La valse des ministres, au rythme d’un changement tous les deux ans, est un bon indicateur de la secondarisation de la rue de Valois. On nage entre évanescence et transparence. La culture ne doit plus être l’affaire du seul ministère éponyme : comme le relevait déjà Jacques Duhamel, elle est celle de tout le gouvernement. Il serait donc plus profitable de renoncer à une tour d’ivoire défraîchie pour créer à sa place une « Délégation interministérielle à l’Art et à la Culture ». Cette structure serait garante de la transversalité nécessaire, tant pour la définition des projets que pour leur financement.

Cela nous amène à l’illusion entretenue pour masquer le vide de la démocratisation. Tout au long du quinquennat qui s’achève, l’Éducation artistique et culturelle (EAC) a constitué l’alpha et l’oméga en matière d’action culturelle. Le salut passe par l’École, et seulement par l’École ! Sous le prétexte que la scolarité obligatoire permet de toucher tous les enfants, quel que soit leur milieu ou leur origine, on en tire la conclusion d’une mission culturelle centrale et impérative dévolue à l’École. Tragique utopie. Non que l’institution scolaire n’ait pas un rôle décisif à jouer dans l’accès à la culture, mais pas n’importe lequel ni dans n’importe quelles conditions.

Il faut cesser de confondre instruction et éducation : l’instruction, c’est l’apprentissage des savoirs fondamentaux ; l’éducation, c’est la transmission des valeurs. La première revient à l’École, qui doit enseigner les langages de base, y compris artistiques. La seconde est l’affaire de la famille et de la société. À l’ignorer, on risque non seulement de manquer son objectif, mais d’être gravement contre-productif. S’il est vrai que tous les enfants vont à l’école, ils n’y passent qu’à peine un quart de leur temps. D’où le risque de provoquer plutôt un choc culturel, quand ils rentrent chez eux ou se promènent dans leur quartier, si rien n’est entrepris pour réduire les dissonances. C’est le rôle de la médiation culturelle. Et celle-ci ne peut agir pleinement que dans l’espace entre l’école, la famille et le travail. Cet espace était naguère dévolu à l’Éducation populaire que le ministère de la Culture s’est acharné à phagocyter, pour s’en arroger abusivement les prérogatives.

Dévaluation par évaluation

Reste la flèche du Parthe : le renforcement de l’évaluation des politiques culturelles que proposent certains candidats. Cette affirmation se situe dans la droite ligne de Nicolas Sarkozy qui, à cadence accélérée, avait imposé la révision générale des politiques publiques (RGPP) à Catherine Albanel. Or la RGPP, adossée à la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) inventée par Lionel Jospin, va à contre nature de l’art et de la culture : elle a contribué à achever la bureaucratisation sclérosante du ministère. Qui dit évaluation, dit élaboration de critères pour jauger l’efficacité de l’investissement public : et l’on sait que cela passe par une logique de rentabilité, donc par des critères quantitatifs (avant tout la fréquentation). Quoi de plus atrophiant que cette réduction de la culture à des usages consuméristes ? On est avant tout ici dans le domaine de l’imaginaire et du symbolique, que les indicateurs formels sont impuissants à saisir.

Au lieu de célébrer la victoire de Bercy sur son vieil ennemi de la rue de Valois jugé inutilement dépensier, les responsables politiques seraient bien inspirés de se souvenir de la belle phrase de Georges Pompidou le 17 octobre 1972 :

« Que l’État donne les moyens donc, et qu’il laisse agir le génie de son peuple et de son temps. Mieux vaut en la matière le gaspillage que la volonté de bien employer son argent. »

Rompre avec la pseudo démocratisation culturelle est une condition pour renouer avec la démocratie. Nos candidats devraient méditer sur l’utilité de cette invention des Celtes qu’est le tonneau : à la différence de l’amphore, il n’est pas qu’un moyen de transport, il est un outil pour élever le vin. À condition d’avoir un fond. Faute de cette prise de conscience, il y a fort à parier, dans l’univers de la marchandisation universelle, que beaucoup seront condamnés à l’errance numérique après avoir été victimes de l’illusion cathodique.

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